
L’autre jour, j’ai feuilleté un livre de cuisine avec la ferme intention de préparer le plat parfait.
Pas juste un plat. Non. Le plat. Celui qui ferait dire à tous ceux qui le goûtent :“Mon dieu, mais pourquoi ce chef-d’œuvre n’est-il pas encore étoilé ?”
Celui qui provoquerait un silence respectueux à la première bouchée. Celui qui serait simple mais raffiné, généreux mais pas trop lourd, équilibré mais pas triste, réconfortant mais avec un petit twist surprenant.
J’avais un critère essentiel : je voulais impressionner sans me fatiguer.
J’ai ouvert le livre avec la concentration d’un détective face à un crime presque parfait. J’allais trouver.
🍗 Un poulet rôti ? Non, c’est un plat du dimanche midi chez maman.
🥗 Une salade composée ? Je veux bien être healthy, mais il y a des limites.
🍜 Un ramen maison ? Tentant, mais il me manque huit ingrédients et une formation de chef à Tokyo.
🍰 Un gâteau au chocolat ? Classique, mais trop facile. Moi, je veux un plat qui dit "regardez-moi, je suis un être d’exception."
Résultat ? J’ai fait des pâtes.
Mais attention, pas n’importe quelles pâtes. Des spaghetti al bronzo. Celles qui accrochent parfaitement la sauce, qui ont cette mâche unique, ce côté rustique mais raffiné.
Un filet d’huile d’olive, du parmesan fraîchement râpé, une pointe de piment… et là, révélation : c’était délicieux.
Pas renversant. Pas révolutionnaire. Mais diablement bon.
Et là, ça m’a frappé : c’est exactement ce qu’on fait avec notre travail.
On cherche le job ultime, celui qui fera dire aux autres “Waouh, quel parcours brillant !”Celui qui nous comblera totalement, nous réveillera avec enthousiasme, nous motivera sans nous épuiser, nous rendra riches mais libres, challengés mais pas stressés.
Mais parfois, on se retrouve avec un travail qui fonctionne, tout simplement.
Pas parfait. Mais bon.
C’est là qu’un petit doute s’installe.“ Je pourrais peut-être trouver mieux…”“Et si je passais à côté de quelque chose d’encore plus épanouissant ?”
L’illusion du job parfait
“Tu sais pourquoi tu n’es jamais satisfait ?”
“C’est Tocqueville. Ce vieux sage avait déjà tout compris. Plus on progresse, plus on veut encore progresser. Plus on obtient, plus on voit ce qui manque.”
C’est exactement le paradoxe de Tocqueville.
"Lorsque les hommes obtiennent plus d’égalité, ils deviennent plus exigeants, car les injustices restantes leur paraissent insupportables."
Dans le monde du travail, c’est pareil :
Avant, on voulait un salaire correct et un peu de stabilité.
On l’a eu, alors on a voulu plus de liberté.
On l’a eue, alors on a voulu plus de sens.
On l’a cherché, alors on a voulu plus d’impact, plus de reconnaissance, plus de créativité, plus de temps libre, plus de passion, plus de flexibilité, mais pas trop non plus…
Chaque victoire fait apparaître un nouveau manque.
Tu as enfin décroché ce projet qui te faisait rêver ?Oui, mais j’aimerais plus de reconnaissance.
Tu es devenu indépendant ?Oui, mais la solitude parfois…
Tu as trouvé un job stable et bien payé ?Oui, mais il manque un peu de frisson.
Tocqueville nous chuchote que c’est humain. Ce n’est pas une mauvaise chose.
Mais… peut-être qu’à force de chercher, on oublie d’apprécier ce qui est déjà là.
L’art d’apprécier tout en avançant
Un jour, on se retournera sur notre vie et on se rappellera les heures passées à douter.
On se rappellera les moments où l’on a cherché un ailleurs, sans voir ce qui était déjà là. On repensera aux projets qu’on a menés, aux petites victoires qu’on a trop vite oubliées, aux discussions de couloir qui nous ont fait sourire, aux jours où on s’est senti utile, même brièvement.
Et on se dira peut-être : "Pourquoi est-ce que je n’ai pas plus apprécié ces moments ?"
Pourquoi est-ce qu’on attend toujours une version améliorée de ce qu’on a, alors que, déjà, il y a tant à vivre ?
Peut-être qu’il est temps de poser nos valises un instant et de regarder autour de nous. De se dire que, oui, on peut continuer à chercher mieux, à ajuster, à rêver. Mais qu’on peut aussi, en même temps, cesser de râler pour ce qui est déjà là.
Parce qu’il y a ces journées où tout semble ordinaire, mais où, sans s’en rendre compte, on est en train de construire quelque chose.Ces matins où on soupire en allumant son ordinateur, mais où, quelques heures plus tard, on se surprend à sourire devant un projet bouclé, un merci reçu, une idée partagée.
Et si c’était ça, finalement, un travail qui nous correspond ?
Pas un job parfait. Pas une grande révélation. Mais un mouvement, une trajectoire, une histoire qui s’écrit au jour le jour.
Alors oui, on peut continuer à chercher, à affiner, à ajuster.Mais peut-être qu’en attendant, on peut déjà apprécier ce qu’on a sous les yeux.
Comme ces spaghetti al bronzo. Pas un plat trois étoiles. Mais une vraie saveur.
Et parfois, c’est tout ce dont on a besoin.